Les nouveaux romantiques français, Anne Malherbe, 2005

Les quatre jeunes artistes rassemblés par la Galerie Katia Iragui ouvrent de nouvelles portes vers l’imaginaire et explorent sans complexes les voies du plaisir esthétique.

Entre objets et sculptures, les travaux de Nadine Blandiche s’offrent à la totalité du corps. Inattendus et séduisants, ils présentent d’abord au regard leur apparence parfaitement maîtrisée, leur cuir bien tendu, leurs coutures minutieuses, leurs couleurs riches. Mais très vite on ressent le besoin de les prendre, de les tourner en divers sens pour apercevoir les plis et les fentes qui révèlent leur intimité organique, de les soupeser pour en éprouver la densité. Plus audacieusement encore, les objets de la série “ PIP ” (Projet d’Initiation Prioritaire) sont accompagnés d’un mode d’emploi qui en propose une utilisation proche de celle du godemiché. Un ballon, conjonction androgyne d’organes génitaux, un cheval d’arçon à la croupe galbée, telle une femme penchée en avant, un cerceau tendu de tissu que l’on doit pénétrer : loin du simple sex toy, ils convient aux jeux érotiques comme à un rituel sacré, où le corps tout entier s’éveille puisque, en dernière instance, c’est le plaisir esthétique qui est avivé. Ces œuvres rappellent ainsi avec justesse que le sentiment esthétique est avant tout jouissance et sublimation.
Karine Hoffman est la créatrice d’un univers pictural intensément personnel. Ses dernières compositions, aux touches larges, comme animées par le vent, ouvrent un coin de forêt dans lequel surgit une cabane. C’est par coïncidence que l’artiste a retrouvé ce qui est un leitmotiv de conte, motif en incise grâce auquel le merveilleux survient. De fait, ces cabanes, ces ruches, ces rondins sont ici dus à des rencontres réelles ou à des photographies. Pourtant, insérés dans un paysage forestier, ils y introduisent une énigme ; abris abandonnés, lieux de passage, ils sont riches d’une forte charge suggestive et symbolique. Des ruches baignées de soleil, dans une composition au fusain, semblent détentrices d’un secret. Ces différents motifs entraînent à chaque fois un décrochement dans le paysage, qui perd alors son évidence. La touche n’est pas étrangère à cet effet, car elle saisit ce que ces motifs possèdent de vivant, les sursauts de leur vie latente. Dans ces grands formats dont le peintre a l’audace, le spectateur est pris par une logique imprévisible, qui ne s’explique que par hypothèses. C’est une logique qui épouse les articulations de l’imaginaire de l’artiste, tout en les incarnant dans les exigences de la quête picturale.
On regarde les dernières toiles d’Olivier Passieux comme les photographies d’une époque qu’on n’aurait jamais connue. Non qu’elles aient une apparence photographique (comme il en allait pour sa précédente série de peintures, floues et luisantes), mais parce qu’elles nous mettent face à un monde à la fois familier et irrémédiablement inaccessible. Des adolescents s’élancent du haut d’un plongeoir : tout est en suspens et, malgré le sujet, le silence semble total. Peut-être cela est-il dû à la théâtralité de la lumière qui éclaire le ponton par en dessous alors que le ciel est presque nocturne, ou au grésillement de la surface, légèrement brouillée par des éclaboussures de couleur. Mais cela est dû encore davantage aux affleurements de l’histoire de la peinture, souvenirs de Redon ou de Balthus, qui maintiennent chacune des œuvres dans un point d’orgue temporel. Les compositions, très construites, font se juxtaposer des personnages, un décor, une nature, dont on n’est pas sûr qu’ils appartiennent à la même unité de temps et de lieu. Chaque élément se maintient suspendu aux autres, dans l’attente de voir s’abolir les frontières contraignantes du monde réel.
Quels que soient les formats qu’il utilise, Abel Pradalier nous entraîne dans le vertige optique de la ville. Sa maîtrise absolue de la perspective lui permet d’élaborer des vues de Madrid et de Paris, en plongée ou en contre-plongée, ou encore perçues comme dans un miroir légèrement convexe. Ses paysages urbains consistent donc d’abord dans ces larges avenues bordées d’immeubles qu’une perspective accentuée fait dangereusement s’incliner et où s’engouffrent les passants enveloppés par le contre-jour. Il n’y a pourtant rien d’inquiétant ni d’inhumain. Car la ville est ici avant tout le lieu où le plaisir visuel peut parvenir à une extrême condensation. Elle est l’endroit où le peintre expérimente la façon dont formes et couleurs se disposent et se tiennent dans l’espace et dont se manifestent des zones de densité optique différente. C’est ainsi que les grandes bâches des échafaudages, redoublant la surface de la toile, l’intensifient et la subliment. De même, c’est sur les feux de circulation ou les globes des réverbères que, inversant l’ordre des valeurs, se fait la mise au point. C’est alors qu’on voit les nécessités rationnelles de la construction picturale rejoindre la perfection presque blessante de l’acuité visuelle.