L’invention de la nature, Gwilherm Perthuis, 2011

Le poète latin Ovide sut mettre en scène l’harmonie de la dualité par l’invention d’une langue rompant avec le critère unitaire du beau.Dans les Métamorphoses, tout particulièrement, il développa une esthétique du mélange et de l’exposition simultanée de deux états des êtres ou des objets. La peinture d’Abel Pradalié s’inscrit dans cette recherche poétique de dualité visant à confronter et à rendre compatible plusieurs sujets dans une même composition. Peuvent ainsi être mêlées des références à l’art cynégétique, activité ancestrale établissant un rapport entre l’homme et l’animal, des allusions précises à la mythologie, placées dans une perspective de transfert du mythe universel vers le mythe individuel, à quoi est associé un travail sur le paysage pris au sens de l’espace naturel de plein air, terrain de potentielles fictions contemporaines.

Abel Pradalié aime parcourir la nature à la recherche d’objets surprenants ou de curiosités. Ses promenades sont guidées par une attention portée aux éléments les plus détaillés du paysage et à ce que François Dagognet nomme la « puissance matériologique » de ces détails. Son appropriation physique du cadre naturel passe nécessairement par la détection de formes ou de matières particulières, regard très orienté qu’il exploite pour construire plastiquement ses tableaux qui ne représentent jamais un lieu précis, mais prennent forme par facettes avec la résurgence de plusieurs fragments de souvenirs topographiques. Les figures tirées de l’univers de la chasse, de la mythologie ou du monde contemporain cohabitent sans que des liens apparaissent immédiatement au spectateur. Leur point commun ou de rencontre est leur caractère hybride, la mixité de leur condition entre le végétal ou l’animal et l’humain.
Mais par ailleurs, c’est l’efficacité et le degré d’activité de ces figures qui est mis en question dans les compositions de A. Pradalié. Aujourd’hui, quelle peut-être la prégnance du thème primaire et intrinsèque à la nature humaine de la chasse ? De quelle manière un thème littéraire ovidien peut-il répondre aux enjeux de la société contemporaine ? Ses interrogations sont induites par un travail pictural favorisant la superposition de plusieurs strates temporelles et la convergence de situations fixées dans différents temps. Par ailleurs, des références explicites à l’histoire de la peinture instaurent d’autres niveaux de lecture. On pense aux grandes scènes de chasse de Gustave Courbet ou à certains sujets animaliers de Jean Siméon Chardin qui, avant d’être des représentations de corps dans des espaces, sont de spectaculaires moments de peintures. L’hallali du cerf de Courbet est avant tout une tranche de temps, une prise de position de peintre revendiquant un engagement sur son médium et exprimé en des termes plastiques propres à la peinture (par exemple l’importance du traitement de la neige). Conformément à cet exemple, la peinture de A. Pradalié doit avant tout être lue comme un moment de peinture qui puise dans plusieurs registres temporels. Les figures sont d’ailleurs souvent saisies dans des positions d’attentes ou des instants intermédiaires qui entendent une évolution, un après qui pourrait tout bouleversé. Les thèmes de l’hybridité et de la métamorphose participent à l’établissement de cette atmosphère incertaine qui suspend la tension dramatique de la composition.

La palette d’Abel Pradalié, lumineuse, d’une grande clarté, marquée par des verts et des bleus assez personnels, instaure un climat pour réunir des motifs parfois disparates issus de recherches iconographiques très différentes. Le répertoire de formes est utilisé comme dans le champ de la gravure : des images tenant lieux de poncifs peuvent être exploitées dans plusieurs travaux, leur pouvoir d’évocation pouvant varier au gré de confrontations proposées d’oeuvres en oeuvres (dès Albrecht Dürer). C’est d’ailleurs par la gravure que l’artiste a mis en place les bases du travail présenté à la galerie Françoise Besson : en réfléchissant à l’illustration des Métamorphoses d’Ovide. La difficulté de condenser en une seule image le phénomène complexe d’un changement d’état ou d’une transformation, a été résolue par la rencontre et l’articulation de plusieurs motifs volontairement en décalage aux points de vue temporel et de l’échelle de représentation. Les instruments clefs de la compréhension du thème iconographique sont réunis, mais leur mise en pages induit une interprétation particulière et contemporaine qui s’écarte de la simple illustration. Abel Pradalié invente à chaque fois une nouvelle fiction qui s’impose sur le récit rapporté par Ovide. La réflexion autour de la relation entre la figure et le fond ou entre le sujet et son décor, est très certainement nourrie par cette expérience de la gravure, qui, par exemple, offre la possibilité à l’artiste de réfléchir à l’inachèvement de parties de sa composition ou à l’utilisation localisée d’effets purement plastiques.

C’est pourtant bien à la peinture que A. Pradalié est formé, visuellement, par la présence des oeuvres de son père Philippe Pradalié qui depuis les années 1960 maintient un travail figuratif transcendant les débats sur le médium. Plus tard, à la fin des années 1990, c’est à l’Ecole nationale supérieure des Beaux-arts de Paris qu’il poursuit son exploration du très riche potentiel de la peinture, en intégrant l’atelier de Jean-Michel Alberola et au contact de Vincent Bioulès et Vladimir Vélikovic : chacun ayant réussi à se positionner d’une manière singulière en définissant son propre climat et en mettant constamment en question les limites de la peinture dans leur entreprise. Au départ, pour Abel Pradalié, la peinture se passait sur le terrain, il peignait sur le motif, au contact direct du sujet à prélever. Ces expériences le conduisent plus tard, vers 2005, à entreprendre une série de grandes vues panoramiques de la ville de Madrid dans lesquelles il travaille particulièrement sur les différentes orientations du regard ouvert à 180°. C’est avec cette série qu’il parvient à penser les liens subtils entre le sujet et les outils qui permettent de le donner à voir, qui parfois peuvent s’affirmer en temps que tels et prendre le pas sur le référent. Depuis 2008, il pense ses peintures par associations de thèmes iconographiques composites dans lesquels certaines parties sont extrêmement détaillées et d’autres à peine envisagées ou maintenues à l’état d’aplats colorés. Dans les premières compositions de cet ensemble, telle que Daphné, les trois ou quatre motifs se détachent sur un fond monochrome neutre que l’artiste renvoie à sa fascination pour les effets de mise en scène du peintre caravagiste Valentin de Boulogne (1591 – 1632). Les oeuvres les plus récentes ont intégré progressivement le paysage pour en faire un cadre unificateur susceptible de favoriser les connivences entre animaux, figures, ou événements inexplicables.

Les jeux optiques sont un matériau à part entière. Les peintures se lisent rarement d’une manière immédiate et frontale, elles cachent de nombreuses distorsions qui doivent inciter le regardeur à libérer son approche subjective. L’artiste ne distribue pas les différents plans dans un système progressif à la manière des grands paysages de Nicolas Poussin, mais rompt avec cette logique d’étalement en détaillant beaucoup, par exemple, la silhouette d’un volcan visible au loin qui focalise le regard, au détriment d’un personnage du premier plan à peine esquissé. Ce type de renversement est prolongé par la récurrence de détails anthropomorphiques ou traités comme des anamorphoses. Des déformations qui peuvent conduire à des lectures doubles et permettant de camoufler des animaux comme dans Wunderkind où une sorte de chien fantastique surgit à peine d’un panache de fumée. Ces transformations optiques sont accompagnées par la convergence de plusieurs régimes d’échelles au sein d’un même tableau. Des figures lilliputiennes situées dans des champs ne semblent pas participer aux mêmes niveaux fictionnels que des personnages à l’échelle par rapport au paysage. Dans Partie de chasse en Bourgogne, Abel Pradalié joue avec ces ruptures pour rompre le fil narratif et y maintenir une part de mystère. Il ne s’agit pas de représenter des sujets vraisemblables, mais de manipuler avec les outils offerts par la peinture le vocabulaire iconographique tiré du réel. L’artiste cherche avant tout à susciter une ambiance suffisamment énigmatique pour conduire l’esprit à divaguer. Enfin, les corps sont fréquemment représentés difformes, avec une partie du bras ou une main beaucoup trop importante par rapport au reste de l’anatomie, comme si des détails étaient énormément grossis ou zoomés. A. Pradalié caractérise ces effets comme des «envies de peinture» qui condensent un intérêt particulier et matérialisent spatialement un désir de s’attarder sur le détail. La main déformée au bas de l’Autoportrait du Parmesan (1503 – 1540), démesurément grossie et allongée, comme reflétée dans un miroir convexe, correspond à cette forme de jubilation devant le médium peinture et participe d’une forme de mise en scène de l’activité.

Gwilherm Perthuis